• LA GUERRE DE L'ATTENTION

    Comment ne pas la perdre

    Eventail des éco-gestes numériques

     

    Yves Marry, Florent Souillot, l’Echappée,

    octobre 2022

    [Ce texte n’est pas une fiche de lecture académique mais s’apparente plutôt à un retour subjectif qui n’engage que moi].

    Avant de lire l’ouvrage, je suis allée voir du côté du dictionnaire* pour vérifier la définition du mot « attention » : capacité de concentrer volontairement son esprit sur un objet déterminé. Sollicitude, gentillesse envers quelqu'un ; marque d'intérêt, d'affection…
     
    Le sujet de ce livre m’invitait donc à me soucier de l’autre et à refuser un monde sans contact. Cela était réjouissant, en ces temps de disette humaine.

    Le regard vide et l’attention muette…Voilà ce dont il est question.
    L’ouvrage d’Yves Marry, et de Florent Souillot est éminemment politique. Il propose une analyse profonde. Les propos sont denses et contiennent de très nombreuses références bibliographiques (sociologiques, philosophiques, économiques) et j’y ai retrouvé quelques-uns de mes auteurs fétiches. L’ouvrage contient des formules qui résonnent, très efficaces, et que l’on pourrait avoir envie de mobiliser abondamment.
     Les auteurs de cet ouvrage nous préviennent : la guerre de l’attention menace de réduire notre monde et nos relations à un grand silence. Le coût de l’extraction massive de l’attention va bien au-delà du seul enjeu sanitaire éducatif. Il concerne la société dans son ensemble. Notre dépendance aux outils qui nous sont vendus pour « faciliter » notre vie contribuent à nous déposséder de nous-mêmes. Nous allons vers un monde dévitalisé, équipés d’une technologie qui nous vampirise.
    Nous n’avons même plus le temps de faire des choses « désirables » puisque nous devons en permanence traiter toutes une série d’actions toujours plus urgentes les unes que les autres et terriblement répétitives. Les auteurs nous rappellent en effet la rhétorique de l’obligation développé par Harmut Rosa. Ne sommes-nous pas tous devenu.e.s des « femmes de ménages numériques », à supprimer, classer, ranger, nettoyer nos outils qui dans le même temps nous font produire des octets à l’infini ?

    En perdant l’attention, notre aptitude à ressentir les émotions des autres, notre empathie est menacée. En la retrouvant, nous nous tournons vers l’autre, nous sommes dans la fraternité, l’entraide et l’altruisme.

    Une partie de l’ouvrage traite de l’économie de l’attention. Elle met de l’eau au moulin de celles et ceux qui interrogent (sérieusement) la croissance, l’attention étant l’ultime ressource de cette dernière.

    Les captologues, « voleurs d’attention » analysent nos actions, évaluent nos intentions, analysent nos déplacements, cartographient nos centres d’intérêt…Ils possèdent un immense pouvoir, celui de la mesure.
    Nous retrouvons les principes de l’économie comportementale dont le succès n’est plus à démontrer. Les données récoltées grâce à l’usage intensif et systématique des outils manipulant notre attention ont pour objectif de réduire notre « irrationalité économique ». La messe est dite : « Les captologues ont réussi à faire de nous les agents de notre propre addiction, de notre propre aliénation ».

    Nous lisons qu’il y a urgence de déconstruire l’illusion de la croissance verte, de sortir du fantasme du numérique salvateur, du techno-solutionnisme. Quiconque a été nourri par les mots de Philippe Bihouix, Evgeny Morozov et bien d’autres ne peuvent que se sentir en famille. Et il est toujours très pertinent de rappeler que l’usage de l’oxymore (magnifiquement exprimé par Bertrand Meheust dans La politique de l’Oxymore et que je ne cesse de mon côté de dénoncer) sert la propagande pro-numérique et le capitalisme « vert ».

    J’ai beaucoup apprécié que soit signalé aussi clairement que le covid a été (et est toujours hélas) un bel exemple de techno-solutionnisme sans limite. Il n’y a qu’à se souvenir de la création des nudge units, (il est fait allusion aux contrats signés par l’Etat français à des cabinets de conseil). Ceci a été brillamment décrit par Barbara Stiegler dans La démocratie en pandémie, (j’offre cette publication Gallimard à toutes les personnes que j’aime, si ce n’est pas encore fait, signalez-le moi !). Cette épisode « épidémique » est en effet sans aucun doute un test grandeur nature, comme l’avait très bien commenté Franck Lepage (Il est Interdit d’interdire/Frédéric Taddeï).
    Longue vie au QR code qui installe désormais un monde sans contact : « La crise durable du covid aura donc marqué l’accélération de ce qui se tramait ».

    Il est aussi particulièrement intéressant de lire à quel point la technologie est devenue un facteur important de dépolitisation de nos rapports sociaux. Les outils utilisés dans le cadre des « mobilisations démocratiques » n’ont pas favorisé les nuances en gommant plutôt les nuances en faisant fi de toutes nuances. Il en résulte des simplifications dommageables et le constat qui suit fait froid dans le dos : « En quelques années, le débat public a été confisqué. Les règles de captation de l’attention, nombre de nos élus les intègrent un peu plus tous les jours ».

    Les auteurs nous signalent que « l’impact énergétique du numérique et donc son influence sur le dérèglement climatique n’a commencé à être sérieusement étudié qu’à la fin des années 2010 et notamment en France grâce aux travaux du Shift Projet ». Sur ce point, je suis étonnée et même un peu en colère car c’est faire peu de cas de ce qui a été fait avant : EcoInfo (CNRS), ADEME, et GreenIT.fr sont sur le pont depuis plus de quinze ans et leurs apports majeurs sont pour le moins incontestables. On peut dire au contraire que le think tank The Shift Project s’est intéressé plutôt tardivement à la question des impacts environnementaux du numérique (en 2018 et non en 2020 comme indiqué dans la section notes du chapitre concerné).
    J’ai été aussi étonnée qu’il soit tant question du coût énergétique en début de chapitre, puisqu’il est ensuite dénoncé, à juste titre, le biais courant du débat public en France qui consiste à insister sur le climat en oubliant souvent les autres indicateurs environnementaux.

    Au-delà de ces dernières réserves, ce livre est passionnant.

    La crise écologique et la crise attentionnelle ne semblent pas dissociables et les auteurs défendent la déconnexion comme pilier de la transition écologique :
    « L’attention, dans toute sa pluralité, est bien au cœur des enjeux écologiques (…) reconquise, elle peut contribuer à l’avènement d’un nouvel être au monde ».

    A la lecture de cet ouvrage, je ressens plus que jamais l’urgence de la reconquête de l’attention comme la reconquête du vivant, du vrai, du « en chair et en os ». Merci aux auteurs.

     

    Bela Loto Hiffler

     

    *Larousse